Depuis plus de deux mois, le département de Mayotte fait face à une pénurie d’eau sans précédent. Les conséquences pour la population sont extrêmement lourdes (restrictions dans les usages de l’eau, fermeture des écoles, non-potabilité de l’eau) – les habitants n’ont accès à l’eau potable que 16 heures tous les trois jours – et révèlent une nouvelle fois les inégalités d’accès aux services publics dont est victime ce territoire français de l’océan Indien.
Une "crise de l’eau" aux facteurs multiples
À Mayotte, le réseau d’eau potable dépend principalement de ce qu’on appelle "les eaux de surface" : venant des rivières et des deux retenues collinaires situées au nord et au centre de l’île. En temps normal, les pluies de la saison humide, qui s’étendent de novembre à avril, remplissent ces réserves et permettent d’assurer près de 80 % de la distribution d’eau. Les 20 % restants sont produits par l’usine de dessalement située en Petite-Terre.
Avec le dérèglement climatique, les saisons des pluies raccourcissent, tandis que les phénomènes de sécheresse s’étendent et sont de plus en plus intenses. À l’heure actuelle les retenues sont presque vides : le dernier bulletin publié par les services de l’État indique un taux de remplissage alarmant de 6 %.
À ce facteur climatique qui fragilise déjà fortement les ressources en eau de ce territoire insulaire, s’ajoutent également les facteurs liés au développement de l’île. Ces dernières années, Mayotte a connu des transformations extrêmement rapides : développement des industries et des entreprises, changements des modes de vie et de consommation qui ont fortement accentué les besoins en eau. Dans un département en pleine construction, le développement du secteur du BTP, qui consomme chaque jour 500 m3 sur les 27 000 m3 d’eau consommés par tout le territoire, pose aussi question dans ce contexte de raréfaction des ressources.
La croissance démographique explique également que les infrastructures liées à la distribution d’eau, qui datent de la fin des années 1990, ne puissent plus subvenir aux besoins de la population, deux fois plus nombreuses aujourd’hui. Aussi, si la situation est présentée comme exceptionnelle, ce n’est pas la première crise de l’eau à laquelle ont fait face les habitants de Mayotte ces dernières années.
Depuis 2016, année d’une crise de l’eau elle aussi mémorable, les services de l’État émettent des restrictions dans les usages de l’eau à chaque saison sèche. Suite à cette crise, l’État a investi pour tenter d’augmenter la production en eau potable de l’usine de dessalement dans le cadre du plan urgence eau de 2017. Mais les travaux réalisés dans l’urgence sur des infrastructures déjà fragilisées n’ont pas permis d’augmenter le volume d’eau produit. De nouveaux travaux ont été programmés face à la crise actuelle, avec un investissement de 4 millions d’euros de l’État, mais il faudra du temps avant que la population en ressente les bénéfices concrets.
Le quotidien des Mahorais face aux "tours d’eau" et leurs aléas
Pour faire face au manque d’eau, la préfecture de Mayotte met en place des "tours d’eau" : le territoire a été découpé en quatre secteurs, et l’eau y coule dans les robinets durant 18 heures avant d’être coupée pour 54 heures, selon un planning communiqué chaque semaine par les services de l’État. Ces dispositifs a été mis en place dès le mois d’août dans certaines zones de l’île afin de diminuer la consommation et le débit global. Concrètement, cela se traduit par des coupures d’eau et une eau du robinet impropre à la consommation au moment de sa remise en service. En effet, l’arrêt de la distribution de l’eau pendant 48 heures favorise le développement de bactéries dans le réseau qui risque de contaminer l’eau. Toutefois, ces plannings ne sont pas toujours respectés selon les habitants, l’eau revient parfois au milieu de la nuit ou seulement pour quelques heures. Cette désorganisation conduit certains habitants à laisser ouverts leurs robinets pour être sûr de ne pas rater le retour de l’eau, en dépit du gaspillage que cela occasionne.
Les Mahorais s’organisent ainsi selon une mécanique qui, si elle semble bien huilée, n’en demeure pas moins très contraignante et anxiogène. Les "jours d’eau", il faut remplir les contenants pour les jours de coupure à venir : bouteilles en plastiques, sceaux, bassines, cuves. Tous les foyers s’adaptent afin de subvenir aux besoins d’hygiène : toilette, douche, lavage des mains, vaisselle. Certains habitants racontent avec honte les conditions d’hygiène qui se dégradent dans les foyers après des mois de restrictions. Certains jours, la recherche d’eau en bouteille dans les magasins de l’île s’apparente à une véritable traque, il faut parfois visiter trois ou quatre magasins avant de trouver de l’eau en bouteille. Certains jours, aucune eau n’est disponible.
La préfecture de Mayotte et l’Agence régionale de santé préconisent de faire bouillir l’eau afin d’éliminer les bactéries et la rendre potable. Cette solution agace, d’autant plus qu’elle vise les personnes les plus défavorisées qui n’ont pas accès à l’eau en bouteille, ni les moyens de faire bouillir et stocker l’eau. Acheter des bouteilles d’eau (trois fois plus chères qu’en métropole malgré le plafonnement par l’État) est un luxe dans un territoire où près de 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté.
Dans les quartiers qui concentrent les populations les plus précaires, des rampes d’eau potable ont été installées pour tenter d’endiguer le risque sanitaire qui plane sur cette crise de l’eau. Sur le bord des routes, de longues cohortes, généralement de femmes et d’enfants à pied, portent de lourds bidons d’eau.
L’accès aux services publics à Mayotte : un enjeu qui ne date pas de la crise de l’eau
L’accès aux soins et à l’éducation est un défi constant dans le département le plus pauvre de France. Depuis le début de la crise, des écoles, collèges et lycées ont régulièrement dû fermer leurs portes. Privés d’eau, les établissements scolaires ne pouvaient pas accueillir les élèves selon des conditions d’hygiène décentes. Dans le département qui accuse le plus fort taux d’illettrisme et le plus faible taux de réussite au baccalauréat, la fermeture des établissements vient encore creuser ces inégalités.
Les services de santé étaient déjà à bout de souffle avant la crise de l’eau du fait des difficultés de recrutement dans ce département qui peine à faire venir du personnel soignant qualifié malgré des besoins croissants. La concomitance de la crise de l’eau et de l’épidémie de gastro-entérite a donné des sueurs froides aux services de santé du territoire. D’après l’ARS qui constate avec soulagement la décrue des cas gastro-entérites, l’épidémie a été plus forte que les autres années du fait du manque d’accès à l’eau.
Quelle issue à cette crise ?
Face à cette situation désastreuse en matière de santé publique, tout le monde craint le pire et se demande : dans le cas où les perspectives météorologiques ne s’améliorent pas, que se passera-t-il quand il n’y aura plus d’eau du tout ? Le ministre délégué aux Outre-mer a promis au début du mois de novembre que chaque habitant de Mayotte se verrait remettre une bouteille d’un litre d’eau par jour, mais les services de l’État sur place s’interrogent quant à la faisabilité d’une distribution d’une telle ampleur.
Le port de Mayotte a une capacité d’accueil limitée pour recevoir les porte-conteneurs et avec quels véhicules seront acheminées ces millions de bouteilles d’eau ? Le concours de l’armée, s’il se révèle utile, tiendra les personnes en situation irrégulière éloignées de ces distributions, par crainte d’être contrôlées et expulsées.
Quant aux conséquences de l’arrivée en masse de ces millions de bouteilles en plastique, les autorités ont bien conscience du désastre écologique que cela augure, dans cette île entourée d’un lagon fragile et déjà saturée par les ordures.
Clémentine Lehuger, Docteure en science politique, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.